Acrylique
Le Survenant
Un soir d’automne, au Chenal du Moine, comme les
Beauchemin s’apprêtaient à souper, des coups à la porte les firent redresser.
C’était un étranger de bonne taille, jeune d’âge, paqueton au dos, qui demandait
à manger.
— Approche de la table. Approche sans gêne, Survenant,
lui cria le père Didace.
D’un simple signe de la tête, sans même un mot de
gratitude, l’étranger accepta. Il dit seulement :
— Je vas toujours commencer par nettoyer le cochon.
Après avoir jeté son baluchon dans l’encoignure, il
enleva sa chemise de laine à carreaux rouge vif et vert à laquelle manquaient
un bouton près de l’encolure et un autre non loin de la ceinture. Puis il fit
jouer la pompe avec tant de force qu’elle geignit par trois ou quatre fois et
se mit à lancer l’eau hors de l’évier de fonte, sur le rond de tapis, et même
sur le plancher où des nœuds saillaient ça et là. Insouciant l’homme éclata de
rire ; mais nul autre ne songeait même à sourire. Encore moins Alphonsine qui, mécontente
du dégât, lui reprocha :
— Vous savez pas le tour !
Alors par coups brefs, saccadés, elle manoeuvra si
bien le bras de la pompe que le petit baquet déborda bientôt. De ses mains
extraordinairement vivantes l’étranger s’y baigna le visage, s’inonda le cou,
aspergea sa chevelure, tandis que les regards s’acharnaient à suivre le moindre
de ses mouvements. On eût dit qu’il apportait une vertu nouvelle à un geste
pourtant familier à tous.
Dès qu’il eut pris place à table, comme il attendait,
Didace, étonné, le poussa :
— Quoi c’est que t’attends, Survenant ? Sers-toi. On
est toujours pas pour te servir.
Extrait du roman de Germaine Guèvremont, Le
Survenant.